« LE TRAÎTRE » (2008)

MNR5

 

Un nouveau texte impérissable de notre chanteur préféré.
Tiré de la vraie vie. (Quelle autre vie sinon ?)
Ecrit à la demande de l’équipe de minimum R&R : L’immense et inénarrable, Marie-Pierre Bonniol et le prodigieux et stupéfiant, Pascal Régis, accessoirement booker de Mendelson mais ça n’est pas là de loin sa seule qualité ni son seul engagement en faveur de l’humanitaire.
Un texte avec une idée à un moment encore, « un certain nombre » de temps forts à d’autres moments, et dans l’ensemble une belle mesure d’honnêteté, de simplicité, d’humilité, et de sens des réalités directes, dures et qui font mal. A l’arrivée, tout bêtement, un texte qui fait honneur. Sûrement.

« LE TRAÎTRE » (2008)

LA MER

Liban. Nouvel An. 2003 ? Sur la plage, une terrasse… Une terrasse genre terrasse sur une plage au Liban. Une plage… genre Liban. Coucher de soleil.

Bières… Pistaches… Encore une bière ? Hum… Oui. Coucher de soleil. Bien. Pas mal. Nouvel An ? Oui, mais… 20° Et la mer ? La mer ? 20° aussi. Comme un plein été rêvé en Bretagne… Mais en plus doux quand même. Encore une bière ? Ah oui mais pourquoi pas ? Ouh là… On est bien… Pistaches… Bières… On est bien. Une petite baignade ? Improvisée, comme ça ? Encore une bière ?

Dans l’eau (20°), jusqu’à la taille… Après c’est plus dur avec les bières et tout. Des vagues… Tiens il reste un peu de coucher de soleil. Sur Chypre là-bas on voit des nuages mais loin vraiment, très loin, des nuages (roses)… Comme c’est beau les nuages sur Chypre là-bas, Chypre qu’on ne voit pas, qu’on devine seulement… C’est là-bas, là-bas où il y a des nuages (Je suis saoul).

Je suis un peu saoul, oui, c’est vrai. Dans l’eau. Je suis bien. Oh, des vagues … C’est rigolo. Oh, elles sont grosses les vagues ! Un peu grosses ? Un peu trop grosses ? Ah c’est rigolo. Je saute ? J’évite… En retard. J’esquive ? Pas très bien. Je suis saoul. PAF. La vague dans la tronche ! Ouh la claque ! Ah c’est rigolo, la claque… Ah, c’est rigolo… Quelle claque… Pile dans la tête. Rigolo… Tiens ? Il y un truc qui fait comme bizarre dans le paysage… C’est comme qui dirait un peu moins net ou c’est moi ? Je ne suis pas saoul à ce point-là ? Si ? C’est comme tout flou, un peu partout… Ou c’est la claque alors, j’ai un truc au cerveau, du coup ? Hum… Non ! C’est… Oh merde, mes lunettes ! J’ai perdu mes lunettes. Je me suis baigné avec mes lunettes ? Quel con ! Dans l’eau là, oh merde, mes lunettes, je fouille là ? Je fouille, je suis un peu saoul, merde mes lunettes, je fouille, ah le con : tes lunettes ! Qu’est-ce tu vas faire sans tes lunettes ? Tu vois rien. C’est flou. Les nuages sur Chypre ? Oh bah non j’y vois plus. Le coucher de soleil, peut-être qu’il est encore là, je ne sais pas… La terrasse, les lumières ? C’est flou ! Tout est flou. Je suis saoul, j’ai perdu mes lunettes dans la mer, je fouille… Avec les bras… Là non? Là ? Non… Re-là ? Ah miracle !!! Putain de miracle ! Elles sont là ! Oh j’y crois pas… Mes lunettes ! La chance ! Retrouver ses lunettes ! Dans la mer immense (et bleue). Avec le reste de coucher de soleil. LA chance. Oh ben merde alors. Je les remets. Ah je suis bien content. Mes lunettes. C’est bon. Bien content d’avoir retrouvé mes lunettes. Du coup, avec la claque et puis le reste, je suis beaucoup

moins saoul. Je vois les montagnes, derrière, là-bas, avec les très hauts sommets encore illuminés, et la terrasse et ses lumières, je revois aussi… C’est beau… Je me retourne ? Voir les nuages sur Chypre ? Les nuages (roses) là-bas… Comme c’est beau aussi ces nuages sur Chyp… RE-PAF ! RE-PAF ! C’est pas vrai ! Re-la claque! Ah putain de merde de con, une autre vague ! Deux fois ! Une autre vague ! Re-mes lunettes ! Deux fois ! De suite ! Perdues, tombées, là, dans la mer, quel con, mais c’est pas vrai quel con ! Deux fois ! Double con ! Je fouille ? Là ? Non ? Là ? Il fait noir… Maintenant y a plus de coucher de soleil, mes lunettes perdues dans la mer immense (et noire)… Aaaah comment je vais faire sans mes lunettes ?

LA VALISE

Le lendemain… Voyage chez l’opticienne. En bas de la rue. Je descends la rue et je vois rien : c’est bon, et en même temps je vois rien : c’est dommage. Mais c’est bon aussi. Alors qu’est-ce que je ne je vois pas, par exemple… Les militaires qui glandent dans la rue à manger leurs pains fourrés au sésame… Je vois pas… Les traces de balles sur les murs… Je vois pas… Le terrain vague noyé de mauvaises herbes à hauteur de têtes d’enfants handicapés avec la vieille balançoire rongée et les sacs poubelles de décharge publique… Je vois pas… Le vendeur de journaux qui me dit bonjour : « Alors comme ça, vous êtes revenu ? » Il est gentil. Je fais vaguement un geste de la main dans la direction de la voix, il doit être à peu près par-là… Un peu plus à droite ? Je vois pas… Le trou d’obus dans le mur d’en face avec une couverture orange et une autre bleue pour cacher… Des gens vivent là, je le sais mais je le vois pas. Le magasin de musique… Je le vois pas… Le magasin d’où je suis ressorti la dernière fois avec deux valises de vinyles, millésimés, comme neufs, dans leurs emballages, avec les couleurs intactes et comme sorties d’usine au matin. Des couleurs éclatantes ? (C’est laid hein comme image, comme adjectif, mais c’était vraiment comme ça, comme avec le linge dans les publicités, t’étais hyper ébloui.) Deux valises de disques de tout ! Toutes les musiques… Albums mythiques de Fairouz, « Al Qods », magnifique avec les choeurs masculins à moitié militaires et au milieu, dans un trou de silence, sa voix à elle, la voix, seule, qui s’élève… Comme… Comme… Comme la musique oubliée d’un camion de marchands de glaces dans le silence étrange et soudain d’un champ de bataille ? Non. Pas comme ça. La voix de Fairouz, comment dire ? Comment expliquer ? La voix d’une maman imaginaire, parfaite et qui aurait su rester jeune, qui te chante à l’oreille les plus belles chansons d’amour ? Non, disons autre chose… Voyez, si Billie Holiday était la voix de la grande soeur qui a mal tourné et qui se souvient du temps où elle avait encore le choix de ne pas être ce qu’elle est devenue, voyez, si Ella Fitzgerald est la voix de la maman gâteau, celle qui sera toujours là pour toi, celle qui t’attend déjà derrière la vitre de la cuisine alors que tu ne reviendras qu’à 4 heures et qu’il n’est encore que 10h30, si… Si Om Kalsoum était la voix de LA grand-mère ou plutôt la voix de la Vierge Marie devenue grand-mère universelle, si la Vierge Marie avait été égyptienne (c’est pas tombé loin, notez), si, si tout ça, alors… Alors… Fairouz serait la voix de la détresse, de la perte, du bonheur du retour, la voix de la nostalgie d’une époque tellement belle qu’elle ne pourrait jamais avoir existé, la voix du manque et de la consolation à la fois, la voix de l’amour perdu et de l’amour retrouvé, en même temps, dans le même souffle, la voix de l’exil et la voix du retour au pays… Fairouz, en gros ce serait ça. Ce serait ça ? Laisse tomber. T’es hyper loin… La voix de Fairouz, elle peut te faire tellement mal que tu lui en veux de chanter comme ça. Avec cette voix-là… Mais c’est pas encore ça non plus… C’est plus et c’est autre chose… C’est… La voix de Fairouz? Allez, laisse tomber. La voix de Fairouz… C’est tant pis.

Dans la valise aussi, les disques de Farid el Atrache, le grand chanteur tout petit qui a fait la très grande carrière au cinéma en Egypte, qui est vieux, là, sur les pochettes, avec son pull marron violet col en V, très élégant, élégance 75, les disques de Mohammed Abdel Wahab, le compositeur de la « modernité » pour Oum (celui qui « invente » la guitare électrique pour elle), des disques de folklore, chants de villages, chansons pour enfants, des disques de musique classique arabe… Les enregistrements de Mounir Bashir, le oudiste irakien qui enregistre à une époque pour le grand éditeur et producteur libanais : Mozart Chahine. Mounir Bashir ? Connaissez pas ? C’est un peu comme… Ravi Shankar qui jouerait du Bach, mais en fait il joue du oud et c’est de la musique classique arabe. Les improvisations de Mounir Bashir… Les improvisations de Mounir Bashir… Arrêtez c’est bon. Lâchez-moi… Demandez à quelqu’un d’autre !

La boutique où j’avais acheté tous ces vinyles le jour où ils avaient décidé de se débarrasser de leur stock à prix vraiment très, très bas… Mais pourquoi ? Comment ? Pourquoi ? Qui voudrait encore d’un vinyle au Liban ? D’abord, ils ont autre chose à foutre que de se palucher sur le son des vinyles… Et puis, et puis c’est aussi le pays de la très grande modernité, le Liban. Au milieu des immeubles à moitié reconstruits avant de se voir de nouveau re-bombardés, au milieu des trous dans les murs, des immeubles champignons pas finis, pas peints, sans fenêtre, sans dernier étage pour pas payer les impôts ou une astuce comme ça… Au milieu, t’as le « Starbucks Coffee » avec le dernier disque de McCartney. Derrière les tentes, installées sur la place des Martyrs, t’as le centre-ville refait avec les boutiques de luxe pire que avenue Montaigne. Sans compter la hype, mon ami, sans compter la hype… Des boutiques genre Colette en veux-tu en voilà… Tu débarques de Bastille direct à Beyrouth, t’es has been avant même d’avoir atterri à l’aéroport. Essaye même pas.

La boutique de vinyle donc ? Je la vois pas. Vous vous souvenez ? Je vois pas. Je vois rien et je descends la rue.

L’OPTICIENNE

Ça a toujours été, c’est vrai, le grand et le seul, d’ailleurs, avantage des myopes… Avec des lunettes on peut choisir de ne plus rien voir du tout… Suffit de les enlever. À Paris, dans le métro. Dans la rue. Au repas de Noël… Toutes ces horreurs… Si t’es myope, t’as le choix. Tu souris, t’enlèves tes lunettes. Les gens autour de toi sont contents : tu souris. Ils ne peuvent pas savoir que si tu souris, c’est parce que tu les vois pas… L’opticienne ? Faut pas que je rate. Je rase les murs. Je lis de près les enseignes. Je me cogne dans les devantures… Ah tiens c’est là. Son nom à l’opticienne, c’est Douce… C’est son nom. C’est joli comme nom, c’est tendre et c’est joli. Je ne vois pas très bien. Mais je vois bien qu’elle aussi, elle est plutôt jolie. Enfin… Jolie ? Plutôt grande. En treillis. Un peu baraquée quand même… Genre branchée. Mais pas commode. Genre comme à Bastille. Mais au Liban. T-shirt customisé. Tennis surfilées d’un genre de marque, là… Sur son poste, mini ghettoblaster, dans sa boutique elle écoute des trucs genre The Hood remixé par Busdriver avec en featuring des néofolks bouddhistes qui jouent du mélodica… ce genre. Comme à Bastille. Mais au Liban. Sur son petit bureau design elle a des bouquins sur l’architecture, des manuels de sagesse orientale… Comme à Bastille. En bien baraquée quand même. Je peux dire, même si j’ai pas mes lunettes. Enfin tout comme à Bastille mais au Liban, quoi…

Sympa ? C’est difficile à dire. Elle fait de l’aïkido. Paraît qu’elle est championne d’aïkido. C’est ma belle-mère qui m’a dit. J’ose à peine penser des trucs dans ma tête, genre « comme à Bastille mais au Liban », de peur qu’elle m’en allonge une. Comme ça pour punir. Direct. Ils sont comme ça les Chinois ! Ils pardonnent pas. (Surtout les Japonais…) Surtout ne pas penser à rien. Pas les Chinois, non. (Surtout pas les Japonais.) Tu fais rien ! Tu vois rien. Tu ne penses pas. Elle me parle. Je souris. Très, très, gentil. Je suis très gentil.

-Vous n’avez jamais essayé les lentilles ? qu’elle me dit.

Des lentilles ??? Non mais pour qui elle me prend, coconne ? Je suis pas un petit coquet, moi ! Je suis pas un petit mignon de ses petits copains de chanteurs à la con… Des lentilles ! Non mais je te jure. Elle a de la chance de faire de l’aïkido ! Moi, un mec comme moi, des lentilles ! Non mais elle m’a pris pour quelqu’un qu’habite à Bastille ou ce genre ou quoi ?

-Des lentilles… ? Ah non, j’ai jamais essayé… (Petit sourire gêné et gentil comme tout.)

-C’est dommage, ça vous irait bien, vous avez de beaux yeux…

-Ah bon?Ah oui?

Mais comme elle gentille ! C’est vrai que j’ai de beaux yeux. Comme elle est gentille ! Et puis jolie avec ça ! (Il paraît qu’elle fait de l’aïkido…)

Des lentilles ? Bah oui pourquoi pas… Après tout c’est vrai que j’ai de beaux yeux ! C’est dommage de priver les gens. Je veux dire. Ça serait pas pour moi ! Je ne suis pas coquet ou ce genre… Mais les gens ? Ils méritent mieux que ça. C’est pour eux quoi…

-Vous voulez essayer ?

-Ah bon ?

-Oh comme vous êtes courageux. Vous vous laisser toucher les yeux comme ça ! Oh vous êtes très courageux !

Mais qu’elle est gentille ! C’est pas vrai comme elle est gentille. C’est vrai que je suis courageux ! Hé, moi, les lentilles ! Rien à foutre ! Ça me fait pas peur. Hé ouais mon pote ! Je suis comme ça moi. Je suis hyper courageux. On me touche les yeux hyper facile. (Surtout quand t’es une fille et que tu fais de l’aïkido.)

-Alors voilà on commande les lentilles et puis ces lunettes là. N’est-ce pas ?

-Oui mademoiselle… Merci mademoiselle… Comme vous êtes… À demain… Mademoiselle… Merci encore…

LA CAUSE

ARRRGH ! Mais qu’est-ce que j’ai fait !!! Des lentilles !! Mon Dieu ! Elvis ! Buddy ! Roy ! Steven ! Johnny ! J’ai trahi ! J’ai trahi… J’ai trahi la cause… La grande et noble cause, la seule et unique valable, la seule qui mérite de se lever le matin (de militer même, pourquoi pas ?), la merveilleuse et belle et impérissable cause des chanteurs à lunettes… Je suis… Je suis un sale traître de chanteur coquet à la con. Me pardonnerez-vous jamais ? Ô vous mes anciens confrères en infortune ? Ô vous mes idoles en chanteurs myopes ! J’ai trahi… Je suis une merde, j’habite Bastille. Je suis graphiste, et j’habite Bastille… Je fais du skate… Je suis en dessous de tout… Je suis… Rien… Je suis… Je suis… Quand même vachement surpris (par parenthèse) de l’image tenace de chanteur intellectuel, tête à claques, premier de la classe, qui te tombe dessus dès que t’as des lunettes. C’est vrai que c’est bizarre ça, non ?

On doit supposer, et je suppose moi-même ce qu’on doit supposer, on doit supposer, que si t’as la vue basse c’est que tu dois avoir lu beaucoup de livres… C’est ça ? T’as lu tellement de livres, tellement, tellement de livres que t’as tellement fatigué tes yeux que ben voilà c’est con mais maintenant t’es myope, hé tête de noeud d’intellectuel, ça t’apprendra ! À lire des livres ! Pauv’ con ! T’es myope maintenant ! Eh ouais !

Bon évidemment, la plupart des enfants qui portent des lunettes, au mieux, au pire, tous les livres qu’ils ont pu lire, c’est l’intégrale de Oui-Oui. Ça fatigue pas tant les yeux que ça, si ? Oui-oui ? Le Club des Sept ? C’est mauvais ? Pour les yeux ? En résumé, je résume… On pense qu’une déficience, comme la myopie en est une, une déficience pour une certaine activité, la lecture notamment, prédispose particulièrement l’individu à cette même activité. On penserait de même que quelqu’un qui boîte comme un boiteux, eh bien il est a priori hyper doué pour le marathon. Quelqu’un qu’a qu’une main, a priori toujours, il est hyper fort pour applaudir ? C’est ça ? On suppose…

Ceci dit, ceci dit, je veux bien reconnaître, je concède, et il est probable que Elvis Costello, avec ses lunettes, ait lu plus de livres que tout Mötley Crüe réuni. Que Morrissey ait vu plus de films italiens des années 60 que tout Robbie Williams réuni… Que John Lennon ait écrit plus de livres que n’en ont lus tous les chanteurs de reggae français … Je veux bien. Et ils ont des lunettes, Elvis, Steven et Johnny, tous ceux-là, je concède. Mais… Oui mais, Buddy Holly… On comprend plus, alors ! En quoi c’est le rocker intellectuel, Buddy ? « Peggy Sue oh Peggy Sue, oh, I love You My Peggy Sue. » Je vois plus bien, là. (Et pourtant j’ai mes lentilles.) Buddy Holly, ça marche pas. Bon alors, Roy Orbison ? Intellectuel ? Génie d’accord beaucoup plus que Holly… Génie, oui, mais intellectuel ? Un Américain… ? Intellectuel ? Non je vois pas. Et puis ça donnerait quoi d’ailleurs, question à la con, à la fin, hein ? Pour de vrai, ça donnerait quoi, une chanson intellectuelle ?

C’est vrai que « Running Scared », de Roy Orbison, pour prendre comme exemple rien de moins qu’un bon exemple, bon ben c’est une chanson incroyable. Avec sa construction dramatique totalement inhabituelle, pour l’époque et encore pour l’époque de maintenant, son scénario de trois lignes dans lequel il fait tenir toute une vie, plusieurs vies, même : elle, l’autre et lui. Pas de refrain, une longue montée à la Boléro de machin qui débouche et se résout sur une sorte de pont qui n’est plus un pont, d’ailleurs, puisqu’il ne mène nulle part… Nulle part d’autre qu’à la fin de la chanson. Comme un pont suspendu qui s’arrêterait dans le vide… C’est pour ça, comme il n’y pas de fin, que t’es obligé, malgré toi, t’es obligé de la remettre au début, la chanson, à chaque fois, au début et encore, et encore, encore et encore… Pour pas que le pont reste dans le vide ? « Running Scared », avec son exposition à la road movie, un noeud de tension, qui lui aussi débouche en même temps que le pont sur la situation tant redoutée du conflit possible, de la lutte (« What would I do ? »), du choix, (« What would you choose ? ») et le happy end, inattendu lui aussi… En gros, même si lui, l’autre, le rival, le méchant (?) est plus beau (certainement, c’est pas très difficile), plus classe (à coup sûr, il fait de la moto !) : « and all of a sudden he was standing there, so sure of himself his head in the air ». Même si elle « love him so »,à la fin,elle « turned around and walked away with me ». « Me », c’est-à-dire notre héros. C’est, d’ailleurs, sensiblement la même fin inattendue que celle de son « Pretty Woman » : « Wait, What do I see ? She’s walking back to me »… Faux happy end, qui ne trompe personne sur la vérité dégueulasse de la vie mais qui fait tellement plaisir à entendre, à imaginer, à revivre, et réentendre encore… On aimerait tellement croire que ce ne sont pas les méchants (ceux qu’ont pas de lunettes d’intellectuel et qui ont une mobylette à la place), que ce ne sont pas ces méchants-là qui gagnent et que les mecs avec la tronche de Roy Orbison, avec ses lunettes de mouche, vraiment, vraiment atroces, ces mecs-là ont aussi leurs chances… Enfin bon toujours est-il que même si cette chanson est prodigieuse et même si Roy a gardé ses lunettes jusqu’au bout sans trahir, lui, la cause, ça n’en fait pas du tout une chanson intellectuelle. Si ? Alors quoi ? La chanson intellectuelle, un chanteur intellectuel ? C’est quoi ? Hein c’est quoi ? Espèce de journaliste français de mes deux avec tes clichés à la con sur les chanteurs à lunettes ? Hein ? Une chanson avec une référence littéraire dedans ? Genre Lloyd Cole et son « you better read Norman Mailer » ? Mais Lloyd Cole, il a même pas de lunettes ! Hey Ducon ! Alors ? Quoi ? Non, non, ça va… On se calme… On se calme… Non mais c’est pas vraiment une insulte… Journaliste… Non mais je voulais pas te vexer. Je disais ça comme ça. J’ai dit « journaliste français » comme j’aurais pu dire… Je sais pas moi… Non c’est vrai, je me suis un peu laissé emporter… J’aurais pu dire… D’abord, j’ai beaucoup de respect pour les journalistes français. Moi-même, tu sais, j’ai un ami journaliste français. Alors… Tu vois ?

À l’inverse, mais est-ce vraiment bien l’inverse, je me demande comme ça par ailleurs, en passant, rien à voir, si Buddy Holly il aurait eu autant de succès sans ces lunettes ? Oui ? Sans ces lunettes… ? Je ne sais pas… J’ai un doute. Question d’images, ça le plaçait là, ces lunettes… Bonnes grosses lunettes de myope. Chez Ed Sullivan, ce gros tas de gros idiot d’imbécile d’Américain moyen atroce de présentateur télé de Ed Sullivan, on voit que ça, ses lunettes, à Buddy. Alors voilà l’autre, il doit son succès à moitié à ses lunettes de myope et moi, moi par exemple, déjà que le succès bon ben autant pas vous leurrer, j’en ai moyen, si en plus j’ai plus de lunettes, je ne sais pas ce que je vais devenir. Je suis vraiment…

LE METRO

J’ai trahi c’est tout ! Le reste on s’en fout… Je mérite le pire… Je mériterais par exemple… De regarder un film sur des jeunes de banlieue qui font du théâtre ? Pour la peine ? C’est dur ça quand même… Non ? Je mériterais tant que ça ? Eh, faut se détendre… Ça va cinq minutes… C’est jamais que des lunettes !

N’empêche, ce jour-là, j’en menais pas large… Je remontais la rue. Je voyais rien. Pas plus qu’à l’aller mais en plus j’avais la honte. J’étais devenu un chanteur intellectuel « honteux ». Je me cachais. Je rasais les murs, je me disais, va donc, hey futur loser, t’as fait l’école de journalisme ? Tu me fous les boules… Rentre chez ta mère.

Depuis… Depuis… J’ai quand même gardé une paire de lunettes. Toujours dans ma poche au cas où. Nostalgie ou quelque chose… Au cas où je serais interviewé

par un journal d’intellectuels, par exemple… Au cas où il faudrait que j’ai pas des très beaux yeux hyper vite. Je sais pas moi, en cas d’urgence avec une femme magnifique qui ne faudrait pas qu’elle tombe folle amoureuse de moi à cause de mes yeux. En cas d’urgence, quoi… Dans ma poche. Toujours. Mes lunettes…

Marrant, avant, dans le métro, comme je vous disais, quand je voulais me reposer de tous les visages qu’ils ont les gens, dans le métro… Et ils en ont un nombre de visages dans le métro, les gens… Impressionnant. Un nombre… Dans le métro, avant, pour me reposer j’enlevais mes lunettes. C’était comme un peu mes vacances, si vous voulez… Je prenais congé. Maintenant avec mes lentilles, c’est moins pratique, je suis un peu de la baise comme qui dirait. Pas moi hein, moi je dirais pas ça. Quelqu’un d’autre qui dirait « de la baise »… Un mec qu’aurait jamais porté de lunettes, par exemple, un mec qu’aurait eu une mobylette, un mec comme ça… Maintenant avec mes lentilles, dans le métro, c’est tout de suite plus compliqué.

Alors l’autre jour, dans le métro, en douce, l’air de rien, j’ai ressorti mes lunettes de ma poche. Je les ai mis comme ça quoi, à la coule quoi, comme avant. Je voyais plus rien ! C’était beau, c’était beau… C’était tout flou. Je voyais plus rien. Le bonheur ! Je te jure le bonheur que c’était d’avoir remis mes lunettes ! Je voyais plus rien.