Pascal Bouaziz a écrit, beaucoup écrit, jeté aussi. Beaucoup de temps est passé aussi. Sur ce triple album qui sort ce printemps, plus encore que sur les quatre précédents, il laisse ses textes respirer, s’exprimer comme pour converser avec nous, muets. Les formats et l’écriture ont explosé, l’atemporalité comme seule arme pour affronter cette modernité à la fois âpre et confortable.
Les textes sont noirs, très noirs, comme jamais ils ne l’ont sans doute été chez Mendelson. Le noir de la modernité, de la solitude, de l’ennui, de la misère des relations sociales, de l’impossibilité d’exister, là, comme ça. Des histoires d’hommes défaits, perdus, incapables de se reconnaître en eux-mêmes. Des histoires d’amours morts, douloureux, prédestinés à l’échec. La mort partout. La mort par asphyxie, par noyade, jamais par accident. La mort violente aussi, toujours fantasmée, jamais consommée.
La haine aussi, et la cruauté, une ironie cruelle, comme sur D’un coup, sans doute le plus beau morceau jamais écrit par Mendelson. L’introduction nous emporte presque par effraction dans un film de Marc Recha, sec et chaud, et nous voilà, malgré nous, spectateur naufragé d’un couple en délitement : « et je rêvais de couteaux, je rêvais doucement que je nous tuais, et y a comme ça de beaux moments bien tranquilles, où je nous voyais morts, et tu me souriais… ben tu vois, que je pense encore à toi, je pense à toi quand même ». La cruauté aussi dans ce texte, Les heures, incarné, pendant plus de cinquante minutes, par cette voix souterraine qui égrène les heures de la lente agonie de cet homme, les heures qui le rapprochent irrémédiablement de son apocalypse intime, telle une journée qui commence, mais qui n’a jamais vraiment fini. Le ton y est dur, accablant, une lucidité destructrice : « Tu n’arrives plus à te raconter d’histoires », « ta personne et ton image, ton tout petit personnage, soudain tu l’aperçois comme un têtard nageant dans un crachat, ton personnage comme une larve dans une flaque qui se noie », « il faut du talent aussi pour perdre », « même pour en finir, il faut une certaine volonté ». Son chant de Maldoror à lui, une plongée dans l’eau saumâtre, où végète cet homme. Ces textes dans lesquels on préfère reconnaître les autres. Cet homme, si éloigné, si absent, si résigné. Ne nous racontons pas d’histoires ! De le voir démoli ainsi écœure et effraie. Cet homme, une part de soi.
Et on attend la fin définitivement tragique de cette histoire, résigné, et puis, à force d’humiliations quotidiennes, cet homme parvient à trouver l’énergie pour s’extirper de lui-même, transformer le « tu » en « il », échapper au pire, entamer Une autre histoire. Une lueur d’espoir ou Une seconde vie, une soumission réinventée ? Comme réponse, le vacarme du monde autour qui s’effondre ! Si espoir il y a, c’est ce sursis accordé au monde avant la fin, ce parfum d’apocalypse dans l’air, à l’image de ces paysages crépusculaires sur les trois pochettes. « Il n’y a pas d’autre rêve, il n’y a pas d’autre monde au réveil, il n’y a pas d’autres histoires à raconter, que celle d’être né, que celle de vivre encore, pas d’autre histoire que celle de vivre et de continuer » (Il n’y a pas d’autre rêve). Regarder en face et dire la vérité de ce monde. Avis de défaite comme ce message d’absence sur le répondeur de nos illusions (Je serais absent). Fuir ou hurler.
Presque rien ne pousse ; les paysages brûlés par le froid, les corps décharnés. La musique ne fait que glacer encore davantage cette atmosphère dévastée. Réduite souvent à l’épure, elle se fait abstraite, cernée par cette boîte à rythmes au tempo ralenti et ces bruits synthétiques (La force quotidienne du mal, Les heures, Le jour où). Batteries, guitares et claviers, qui font le corps de Mendelson, creusent souvent les extrêmes, tantôt apothéoses ou respirations organiques (D’un coup, Il n’y a pas d’autre rêve, Une autre histoire), tantôt amas sonores anxiogènes (Une seconde vie, L’échelle sociale). Une musique qui se sait ravie d’avoir gagné autant de liberté, toujours encouragée.
A travers ce triple album, sans doute encore mal digéré, Mendelson réussit à nouveau à nous détourner, pour des années.
par Sébastien D.